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[La semaine infernale, Gilles Dal] Bienvenue en ridiculocratie

The 2008-06-14 at 16:48 by Eddy. In La Semaine Infernale.

Moi je dis : ce pays est chaque jour un peu plus formidable. Plus personne ne pige rien à ce qui se passe; les discussions politiques se limitent à : “tsss… incroyable, hein, ce qui se passe”, “rho oui, incroyable”, “c’est dingue, hein”, “pfiou, à qui le dis-tu !”; des types absolument inconnus sont ministres : l’autre jour, je zappe, et je tombe sur un certain Rudy Versonck, ou alors c’était Rony Vandersmet ?, ou bien Koen Verhulst ?, je ne sais plus, et je découvre que ce mec est ministre fédéral. Imaginez ma stupeur ! La Belgique, le seul pays au monde où on confond les quidams qu’on interroge pour les micros-trottoirs avec les ministres en exercice…

Mais le top, la médaille d’or, le hors-concours absolu, c’est incontestablement notre divin Premier ministre. Ah, Yves Leterme ! Rien qu’à prononcer ce nom, ma gorge se noue d’émotion, mon corps est parcouru de frissons, je suis transi, comme possédé : quelle personnalité électrisante, quel charisme incroyable, quel charme fou ! Leterme, c’est un peu notre Barack Obama à nous : un souffle d’air frais, un élan, un espoir… Quand on pense qu’avant lui, le pays se morfondait ! Or, qui ne sent pas, depuis quelques mois, cette confiance retrouvée en l’avenir, cet enthousiasme délirant chez les commentateurs, cette popularité époustouflante des deux côtés de la frontière ?

Vous allez me dire : c’est facile de se moquer; il a tout de même obtenu 800 000 voix. C’est vrai. Admettez cependant que si j’avais consacré mon billet à un pâle type qui n’aurait obtenu que 3 voix aux dernières élections, vous vous seriez demandé ce que je vous voulais.

Voici donc mon propos : être aussi peu excitant et se retrouver quand même Premier ministre, à une époque d’hyper-communication, ça relève de l’énigme totale; je dirais même de l’irrationnel. Mauvais négociateur, mauvais communicant, sympathique comme Michel Sardou : ouaouh ! Le casting semble remarquable. Yves Leterme Premier ministre, c’est un peu comme le Dalaï Lama directeur de casino, ou comme Jean-Claude Van Damme prix Nobel de littérature : on a du mal à se le figurer. Et je vous préviens : le premier qui m’accuse de sombrer dans le poujadisme, de stigmatiser les élus politiques, je lui rétorque que son reproche revient à m’accuser de stigmatiser les coiffeurs si j’ose me plaindre de ma coupe ratée.

Irrationnel, disais-je. Le tableau politique de la Belgique devient un peu “X-Files, aux frontières du réel” : un royaume étrange qui, ces douze derniers mois, a dû comptabiliser pas moins de 814000 heures de négociations, pour finir par se retrouver avec, comme leader charismatique, un type qui a une tête de portrait-robot, qu’on voit sans regarder, qu’on entend sans écouter. Un homme qui transforme l’or en plomb, une espèce de Mister Fadeur de la politique, plus gris que gris, un champion de la déprime communicative, qui est parvenu à hisser au sommet de l’Etat un sentiment de perdition totale. Vous imaginez, en temps de guerre ? “Monsieur le Premier ministre, l’ennemi attaque, qu’est-ce qu’on fait ?” “On verra, le moment est venu”. “Mais là, le moment est venu ! Les troupes sont massées à la frontière !” “Ne cédons pas au catastrophisme; il faut savoir raison garder”. “D’accord, mais concrètement ? On se défend, ou on laisse faire ?” “Nous verrons ça lors de la prochaine conférence interministérielle qui réunira les responsables de cette question. Allons, patience, messieurs les journalistes; vous êtes toujours bien trop pressés”.

Un discours d’Yves Leterme, c’est un peu comme un discours d’enterrement, quand on ne connaissait pas le défunt. On se dit : “il faut que j’écoute”, mais on a vraiment du mal. Il fait penser à ces types qu’on a eus pendant douze ans dans sa classe, et avec lesquels on n’a jamais échangé un seul mot. Ces types qui, dans une soirée, restent toujours sur le côté de la piste de danse en répétant que le DJ est nul. Ces types à qui on demande de prendre la photo de groupe, parce que tout le monde se fiche qu’ils ne soient pas dessus.

Une interview écrite de Leterme, c’est triste comme un pique-nique en solitaire, comme un paquet de “Fermette vanille” fondu parce qu’on l’a oublié dans le coffre de sa voiture en été, comme un anniversaire-surprise qu’on espérait secrètement pour soi-même, mais qui n’a jamais eu lieu parce que personne n’a songé à en organiser un, comme une réunion d’anciens où on trouve que tout le monde est devenu vieux, moche et aigri, comme une invitation qu’on lance et à laquelle personne ne répond, comme quelqu’un qui doit expliquer sa blague, comme un artiste qui se produit devant une salle de spectacle vide, comme ces gens sous baxter, devant la porte d’entrée des hôpitaux, qui fument leurs clopes; comme, enfin, un pays qui n’était déjà pas au top, et dont la ridiculocratie est en passe de devenir une référence mondiale…

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