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[La semaine infernale, Sergio Honorez] La Tour Infernale

The 2008-05-01 at 08:00 by Eddy. In La Semaine Infernale.

La semaine dernière, pour des raisons professionnelles, j’ai visité une tour. Un de ces hauts gratte-ciel faits d’acier et de verre.

Commençons par le sommet : tout en haut, au trentième étage, il y a les patrons. C’est tout silencieux, la moquette est profonde, la lumière tamisée, la musique douce, les secrétaires montées sur hauts talons, avec minijupe inversement proportionnelle à la hauteur desdits talons. Quand les employés des étages inférieurs accèdent à ce niveau, ils parlent à voix feutrée, et baissent le regard. Je vous jure. J’imagine qu’il ne faut pas déranger les patrons pendant qu’ils réfléchissent.

En dessous de l’étage des patrons, il y a tout le reste, tous les autres. Au rez-de-chaussée, ça sent la soupe de la cantine (chou-fleur et steak Alaska). Depuis les lois anti-cigarettes, chaque employé qui sort du bocal qui tient lieu de fumoir, transporte dans les couloirs l’odeur du crottin de cheval et de la Bastos froids en une telle concentration qu’ils forment la seule protection efficace connue contre le virus de la peste aviaire. Au rez-de-chaussée, les employées sont moches, fatiguées, ne portent pas de hauts talons mais des chaussures Scholl et ne s’habillent pas en tailleur griffé, mais en doudoune de nylon noir qui traîne jusque par terre, et qui peut servir de sac de couchage en cas de grève des trains. Au rez-de-chaussée, les gardes Securitas ont le front borné et des accents de berger allemand.

Les patrons et les employés sont séparés par des portes qui s’ouvrent automatiquement pour peu que vous leur présentiez le badge adéquat. Vous vous rappelez les films de science-fiction des années cinquante ? Le public était époustouflé : le commandant de la flotte levait la main, et les portes vitrées le laissaient passer comme par magie. Aujourd’hui, il faut présenter un badge, et, en général, les portes, comme par magie, ne vous laissent pas passer. Dans la lasagne que forme le gratte-ciel de bureaux, chaque employé reste dans sa tranche d’étage.

- Tu es quoi, toi ?

- Epinard.

- Ah, non, tu ne peux pas monter à l’étage hachis. Tu dois bien rester dans ta tranche d’épinard. Et je ne te parle pas du gratin.

C’est la même chose pour les ascenseurs (l’ascenseur des patrons), les parkings (le parking VIP des patrons), la cantine (la cantine quatre étoiles des patrons), et les secrétaires (au douzième, ce sont des thons, au cinquantième, ce sont les biches du patron). Mais la frontière entre l’étage des patrons et celui en dessous dispose d’un verrou bien plus efficace : la peur. La peur de la hiérarchie. Les employés du bas ont peur des employés du neuvième étage. Les employés du neuvième étage ont peur de ceux du seizième étage, ceux du seizième étage ont peur de ceux du vingt-cinquième, et ceux du vingt-cinquième ont une frousse de ceux du dernier étage. Comme ça, tout le monde reste bien à son étage.

Les employés de la tour n’ont peur que d’une chose : que le ciel leur tombe sur la terre. Au-dessus de l’étage des patrons, il n’y a rien. Ou alors Dieu, ou Allah, ou le Grand Architecte de l’Univers. Enfin, quelqu’un d’encore plus haut placé, mais qu’on ne voit pas. On peut donc concevoir que moins la surface des plateaux est étendue, plus la tour est effilée, plus le coefficient de peur du patron est important. Autrement dit, plus la tour est haute, plus les employés ont la trouille. Il faudra donc rebâtir les tours à l’horizontale. Ou alors se promener la tête penchée à 90°. La peur ou le torticolis, on ne nous laisse guère le choix…

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