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[La semaine infernale, Gilles Dal] Rien ne vaut un bon concept...

The 2008-05-01 at 08:00 by Eddy. In La Semaine Infernale.

L’autre jour, je me rends dans un restaurant italien avec quelques camarades; le dîner est plaisant, nous échangeons une série de propos badins, lorsque soudain déboule le patron, qui vient nous demander si tout se passe bien. Je lui réponds que oui, absolument, tout est impeccable, enfin seulement si sa question porte sur les plats qu’il nous a servis et pas sur la situation politique internationale, auquel cas non, tout ne se passe pas très bien, tentative de plaisanterie à la suite de laquelle il s’approche de mon visage, et me susurre à l’oreille : “ça ne m’étonne pas que mon établissement vous plaise, car c’est un nouveau concept”.

Un nouveau concept ? Diable ! Je n’avais pourtant rien remarqué de particulier à son restaurant : il y avait un cuisinier qui cuisinait, des serveurs qui servaient, des clients qui mangeaient, d’autres qui demandaient des suppléments pain, d’autres encore qui s’énervaient parce que le serveur ne regardait jamais dans leur direction alors que ça faisait “au moins un quart d’heure” qu’ils tentaient d’attirer son attention; bref, que du classique.

Brûlant donc de curiosité, et au risque de vexer mon interlocuteur, je lui demande alors en quoi consiste exactement son nouveau concept. “Quoi, me répond-il, vous n’avez pas remarqué ? Mais enfin, tous nos plats sont à base de tomates !” Ah. Bon. Je ne veux pas paraître rabat-joie, mais enfin, sans être un grand expert en gastronomie italienne, je crois savoir qu’en Italie, il y a une tradition de tomates dans les plats, non ? Si bien que quand il m’a révélé son concept, j’ai été aussi impressionné que s’il m’avait dit : “le concept révolutionnaire de notre restaurant italien, c’est que tout ce qu’on y sert est italien”. Ou bien : “notre idée originale, accrochez-vous : un restaurant où on ne sert que de la nourriture et des boissons”.

Je suis d’accord : trouver un concept novateur, ce n’est pas facile. Enfin si, c’est facile, mais c’est souvent plus ennuyeux qu’autre chose. Prenons l’exemple d’un restaurant sans boissons, par exemple. Un type qui ouvrirait son établissement et qui, pour se démarquer de ses concurrents, déciderait de ne servir ni vin, ni bière, ni jus, ni eau. Partant du principe que, comme ça ne se fait nulle part ailleurs, c’est forcément génial. Eh bien, nul doute qu’en servant des américains frites bien secs, des choucroutes sans bière ou des croque-monsieur sans aucun accompagnement dans les verres, le succès ne serait pas au rendez-vous.

Ou alors, pourquoi pas un restaurant sans sauce ni huile ni beurre, au fond : l’idée serait que les clients mâchent en moyenne six minutes par bouchée, ce qui impliquerait par exemple qu’il faille entre six et sept heures pour terminer une assiette de risotto aux légumes. Sympa ! Ou bien, à l’inverse, un restaurant qui ne servirait que des sauces. Pas mal non plus : “alors voilà, je vais d’abord prendre un bol de sauce gribiche, ensuite une petite assiette de béarnaise avec un soupçon de poivre vert, et puis pour finir, je crois que je vais me laisser tenter par une portion de sauce choron”.

Ah, les concepts ! Un restaurant qui ne servirait que des féculents : bien aussi, non ? Imaginons les plats de purée entourée de croquettes et nappée de quelques frites, le tout servi avec du pain, des craquottes, du maïs, du riz et des pâtes. Pourquoi pas, notez bien : c’est une question d’habitude ! Et les habitudes changent vite, croyez-moi : j’en veux pour preuve une lettre rédigée par mon arrière-grand-père, retrouvée dans une vieille malle, dans laquelle celui-ci écrit que son médecin lui a recommandé d’entamer un régime, qu’il va donc en entamer un sous peu, et que ce régime consistera à ne jamais oublier de bien boire deux grands verres d’eau après chaque repas, en plus d’un bain par semaine.

Alors, si tout change si vite, si ce qui est novateur le lundi devient ringard le mardi, pourquoi diable se fatiguer à forger des concepts qui, immanquablement, deviendront très vite éculés ? Bien sûr, on sait pourquoi : il y a tellement de tout, de nos jours; une telle surabondance d’offre dans tant de domaines, que chacun cherche la ficelle qui lui permettra de faire parler de lui. Bientôt, vous allez voir, un coiffeur ne pourra plus se contenter de se présenter comme coiffeur; il devra promettre à ses clients potentiels de respecter leur cheveu en tant qu’individu, de parler à chaque cheveu un à un avant de le couper. Cela donnera des devantures comme : “Jacques-Louis Roger, respecteur de cheveux”. Un concept comme un autre ! Il faut juste que ça ait l’air sophistiqué. Ou alors : “Snack chez Jacky : créateur de sandwiches”; chaque sandwich serait une création inédite, que le restaurateur s’engagerait à ne plus jamais reproduire par la suite. Ou bien : “Pompe à essence Dany : pourvoyeur de diesel”; le plein n’y serait jamais fait de la même manière : parfois de la main gauche, parfois de la main droite, parfois la tête en bas, etc.

Enfin bon; sur ces bonnes paroles, je vous laisse : j’ai rendez-vous avec des investisseurs pour leur parler de mon concept, un restaurant sans chou-fleur. Il n’y aurait aucun chou-fleur dans les assiettes, aucune référence à des choux-fleurs dans la décoration, rien.

Espérons que ça leur plaise…

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