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[La semaine infernale, Sergio Honorez] Trop loin

The 2008-06-15 at 20:03 by Eddy. In La Semaine Infernale.

En voyant Stéfan assis dans le fauteuil des invités de la Semaine Infernale, il me revient nombre d’anecdotes vécues alors que nous faisions, avec les Snuls, les beaux jours de Canal+. Quinze ans plus tard, les gens continuent à s’exclamer devant nous: «Wouah! Vous y alliez vraiment fort!», «C’était vachement osé, avec tous ces trucs de sexe!» ou «Vous n’aviez pas peur d’aller trop loin?» Y allions-nous vraiment fort? Il n’y avait pas de quoi fouetter un chat, vraiment. Quant au sexe, mis à part celui de Miss Bricola reproduit en grand, un pictogramme «féminin» (vous savez, cet anneau avec une petite croix à sa base) diffusé plein écran; de sexe, il n’y en a jamais eu beaucoup. Quant à savoir si nous allions trop loin… Comment définir ce «trop loin»? On l’a cherchée bien des fois, cette frontière entre le «loin» et le «trop loin». Et nous ne l’avons jamais vraiment trouvée. Nous l’avons cherchée en diffusant un coup de feu sur l’antenne de «Radio Une» (l’ancêtre de la «Première»), alors que c’était formellement interdit dans les messages publicitaires diffusés à la même heure; nous l’avons cherchée en se moquant ouvertement des Flamoutches, en pensant se les mettre à dos une bonne fois pour toutes: nous avons été invités à la VRT. Nous l’avons cherchée encore en hurlant quelques gros mots de cour de récréation. Parce que des gros mots, on en a dit, sur antenne: des «faut que tu baises ta mère», inspiré du «Motherfucker» des rappeurs new-yorkais. Je vous rappelle qu’en bon français, «faut que tu baises ta mère» signifie simplement qu’on veut déposer un chaste baiser sur sa joue. Au curé de Kincampoix, pédophile notoire, on a conseillé d’aller se faire en curé. Rien de bien méchant. Et toujours pas de frontière: on n’était pas allé «trop loin». Soit nous savions confusément où elle se trouvait, cette frontière, mais, intuitivement, nous n’osions peut-être pas la franchir, soit cette frontière est vachement élastique.

Tiens, une anecdote, qui date de l’ancienne RTBF, celle d’avant Monsieur Philippot. La RTBF était coproductrice du film de notre collègue Frédéric Fonteyne, une «Liaison Pornographique». Au moment de signer le contrat de coproduction, l’administrateur de l’époque a refusé, prétextant que jamais la RTBF ne signerait un contrat pour un titre avec un si sale mot dedans! La RTBF a quand même signé, mais en changeant le nom, c’est devenu une «Liaison P.» Un hypocrite «P» dont l’anonymat donne justement au titre du film des relents de pissotière et pas nets du tout. Pourtant, le mot «pornographique» n’a rien de pervers: il dit ce qui est. Tandis qu’avec une «Liaison P.», on rentre carrément dans le domaine du film X. Là, c’est la frontière de la bêtise qu’on avait atteinte.

A quoi ça tient, ce «vous allez trop loin» ? «Pornographique», c’est un nom noble, à pedigree étymologique grec, presque savant! Il est repris au dictionnaire. Cunilingus aussi. Si on écoute le son du mot «cunilingus», ça vous a des senteurs florales, printanières, ça sent l’amour, tout comme fellation ou sodomie. Si ces mots vous évoquent des choses sales, c’est que vous avez l’esprit mal tourné. Bien sûr, dans la plupart des émissions françaises, on dit «foufounette» en lieu et place du trop savant vagin. Ou «zigounette», pour éviter de prononcer le mot pénis. Quand Juan lance dans la Semaine Infernale son célèbre «Bordel de tettes!», vous n’allez quand même pas lui demander de hurler «Maison de prostitution à mamelles!» Ce serait amusant, notez, de trouver des synonymes savants. Par exemple, le d’ores et déjà célèbre «pet sur toile cirée» se verrait traduit en «flatulence sur pièce de tissu en chlorure de polyvinyle». Mais encore une fois, ce n’est pas la frontière du «trop loin» qu’on atteint mais bien celle de l’hypocrisie.

Chaque semaine, dans la Semaine Infernale, nous essayons encore une fois de matérialiser cette frontière, en espérant que quelqu’un réagisse, s’emporte, prêt à défendre un «humour de qualité» exempt de la moindre trace d’obscénité, de provocation malsaine. Parfois, nous rêvons de nous faire censurer, afin de rendre tangible la frontière invisible du «trop loin». Hélas, ce dépassement des bornes, cette promenade dans le territoire du «trop loin», ce n’est pas en prononçant sur antenne, à heure de grande écoute, les mots «pornographie», «cunilingus» ou «fellation» qu’on va l’atteindre. Ce sont des blagues de collégiens, d’adolescents qui rient dans leurs boutons.

Sur le chemin du «trop loin», les dirigeants de sociétés de logements sociaux, les banques qui soutiennent les usines d’armement, les actionnaires sans scrupules, les spéculateurs immobiliers, les Jean-Marie Happart, les Bodson, les Tartuffe de toute obédience, tous nous dépassent de dix bonnes longueurs en termes de provocation malsaine, d’obscénité, de perversité.

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