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[La semaine infernale, Sergio Honorez] Saint-Michalon 2001

The 2008-05-01 at 08:00 by Eddy. In La Semaine Infernale.

J’ai la chance de partager ma vie avec une chroniqueuse gastronomique. Ma fiancée passe en effet tout son temps libre au restaurant, qu’il soit étoilé ou non. Curieuse comme elle est, elle ne manque jamais de questionner serveurs, maîtres d’hôtel et sommeliers sur la provenance des produits, la manière dont ils sont cuisinés ou servis. En général, les serveurs et maîtres d’hôtel répondent de bonne grâce à ce petit questionnaire amuse-bouche. Mais pour les sommeliers, c’est parfois assez différent.

Vous avez déjà remarqué que si chaque convive de la tablée se voit attribuer une carte des plats pour y faire son choix, il n’en est pas de même de la carte des vins, confiée à une seule personne, et toujours de sexe masculin. Lorsque le sommelier s’enquiert de «ce qui me ferait plaisir», je lui signale gentiment qu’il lui faut s’adresser à Madame. Il est vrai que je ne connais que trois catégories de vin: le rouge qui tache, celui qui fait mal aux dents, le blanc qui fait mal à la tête, et le Beaujolais qui cette année, comme toutes les autres, a un goût de banane. Tandis que ma fiancée est capable de définir un vin avec moult adjectifs et analogies poétiques: un léger goût de fruits compotés, une âme de réglisse, des accents de citronnelle, de beurre frais, de chocolat du matin, et que sais-je encore. A l’entendre, on a l’impression d’assister au festival annuel du Théâtre-Poème.

Dès qu’il a compris que ce n’est pas moi qui choisirai le vin, le sommelier m’arrache la carte des mains, tout en me gratifiant d’un regard remettant illico ma virilité en doute, regard qui pourrait signifier: «Espèce de tapette, même pas cap’ de choisir un vin!» Il ne perd rien pour attendre, et bien calé sur ma chaise, je me régale sadiquement du spectacle à venir.

Pointant un vin du doigt, mon ingénue de fiancée questionne le serveur goguenard: «Tiens! Vous avez encore du 2001?» Le serveur, s’imaginant avoir à faire à une lectrice de «Marie-Flair» ayant lu à la rubrique fiches cuisine que 2001 était une année rare, lève les yeux au ciel, et dans un soupir d’exaspération, lâche comme une évidence: «Mais bien sûr!» Pauvre type! Il ne sait pas que ma fiancée a fait les vendanges du vin incriminé, à arpenter les chais, suivi les étapes de vinification et de fermentation malolactique, goûté le cru par dégustations verticale (chaque millésime d’un même vin, d’année en année, de 1955 à 2003) ou horizontale (le même cépage décliné en plusieurs crus de la même année).

Tu vas souffrir, mon gars. Pour peu, je lui adresserais un sourire compatissant.

Cinq minutes plus tard, ledit sommelier revient avec la bouteille dont il me présente l’étiquette. Je lui fais signe que c’est à ma mie qu’il a intérêt à la présenter. J’ai droit au même regard castrateur que tout à l’heure.Mais ma fiancée tient une proie, et ne la lâchera plus: «Tiens, mais ce n’est pas le 2001 que vous proposez à la carte. C’est du 2003.» «Voilà que les lectrices de «Marie-Flair» lisent les étiquettes maintenant!», se dit-il en son for intérieur.- «On n’en a plus, il n’y plus que du 2003. Mais c’est une très bonne année. C’est même mieux.»- «Pas du tout: l’ensoleillement était trop fort sur les coteaux de Saint-Michalon, le raisin s’est desséché, la fermentation a été trop rapide, et le 2003, si ce n’est l’appellation, n’a rien à voir avec le 2001.»- «Ah! Moi, je le trouve très bon», dit-il avec un sourire crispé, à bout de faux arguments.- «Si vous le dites, on va l’essayer.»

Moi, ce n’est plus du pinard que je bois, c’est du petit lait.Le sommelier change les verres de place, puisqu’on chamboule toutes les conventions, et que ce n’est plus monsieur qui goûte.

Dix minutes plus tard, ce même serveur revient, et, ignorant une nouvelle fois ma fiancée, il me demande: «Le vin vous plaît, finalement?» En insistant bien sûr le «finalement», voulant probablement me signifier qu’il est de mon devoir de me comporter en homme, et qu’il n’en supportera pas plus. Je ne lui adresse plus qu’un petit signe de la tête, en direction de ma fiancée.- «Moins bon que le 2001. Je vous l’avais dit.»

Là, il se mord carrément les lèvres.- «On en a bu en cuisine, on le trouve très bon.»

Cette querelle peut s’éterniser, au grand dam des autres convives, pris en otage dans la conversation, qui, à l’instar du capitaine Haddock louchant sur une bouteille de whisky vide, se demandent quand on va leur remplir un verre de ce Saint-Michalon, peu importe qu’il soit de 2001 ou de 2003, pourvu qu’ils aient l’ivresse.

Je ne vous ai pas raconté cette anecdote, pour le moins récurrente dans sa carrière de chroniqueuse gastronomique, pour que vous vous précipitiez prestement au plus proche bureau d’enrôlement des Vagina Warrior ou des Femmes prévoyantes, ni que vous vous mettiez à beugler que la femme est l’avenir de l’homme, mais parce qu’à chaque fois, je me pose la même question: comment font-elles, les Michelle Bachelet, Angela Merkel ou Ségolène Royal lorsqu’un triste sire de sommelier, de parlementaire ou de député bedonnant les ignore systématiquement pour s’adresser aux vrais hommes. Que ce soit à la maison ou à la tête du pays, ce n’est pas à la femme à porter la culotte.

Quand je vois les regards de commisération se poser sur François Hollande, lui conseillant in petto de se faire greffer une paire de vraies couilles, je me sens étrangement solidaire.

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