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[La semaine infernale, Raoul Reyers] Dans quel monde on vit...

The 2008-05-01 at 08:00 by Eddy. In La Semaine Infernale.

L’autre soir j’étais invité à un repas de fête. Un bon petit resto avec plein de gens, c’est toujours une belle petite soirée amusante en perspective.

Seulement voilà: comme les gens se placent à table plus ou moins par ordre d’arrivée, je me retrouve à côté de deux grands types que je ne connais pas et dont le pull en cashmere posé sur l’éternelle chemise à carreaux de marque ne me dit rien qui vaille. Qu’allais-je pouvoir raconter à ces gens qui avaient l’air issus d’un tout autre monde que le mien?

J’avais senti le vent venir puisque mes nouveaux amis entament tout de go une conversation sur leurs récents voyages pour affaire à Zurich, aux Indes ou encore tout simplement au Luxembourg. Ils ont alors la présence d’esprit de me demander ce que je fais comme métier, moi, avec ma barbe de trois jours et ma chemise bariolée. Je leur parle vaguement de la RTBF mais ils m’assurent qu’ils n’ont pas le temps d’écouter la radio et surtout pas de regarder la télé. Je comprends très vite que tout ce qui ne rapporte pas d’argent n’a aucun intérêt pour eux, alors la RTBF, vous pouvez imaginer ce que ça représente pour ces décideurs du vendredi en herbe.

Aux scampis grillés -oui, nous étions dans un excellent restaurant italien-, l’un d’eux commence par expliquer sa technique pour liquider la moitié du personnel de la filiale de sa société à Liège afin de délocaliser une grosse partie du travail en Inde et ce, sans que la presse n’en dise le moindre mot. Le garçon un peu pulpeux explique alors d’un air content cette audacieuse manoeuvre qui s’était déroulée comme sur des roulettes.

De me risquer alors à lui dire: «Mais si toi un jour, tu fais un infar’, que va-t-il se passer pour toi?» «Oh, je sais que ça arrivera, mais c’est la nouvelle société, ça! J’ai un parent qui est numéro huit chez ING, j’espère qu’il se reconnaîtra, qui étudie l’évolution économique et qui prévoit une implosion de notre société actuelle pour 2025 alors que les plus optimistes la prévoyaient pour 2035.» «Shit!», me dis-je dans ma tête! Je ne profiterai peut-être pas du tout de ma pension car à ce moment-là j’aurai juste 65 ans et avec un peu de chance, je n’en aurai plus que pour dix ans à travailler.

Le compère installé juste à côté de moi me réplique en ricanant que je cotise tous les mois pour rien car, à ce moment-là, il n’y aura plus un franc pour assurer les retraites. C’est un peu comme si on me volait mon argent de manière légale. Ils décident ensuite de m’achever en racontant comment lors d’un voyage en Inde, ils avaient pu constater la capacité des ingénieurs indigènes par rapport aux nôtres. «Ils travaillent 7 jours sur 7 et pour un salaire six fois moindre que dans nos pays. Ils font parfois 70km en bus pour rentrer chez eux. Ils ne reculent devant aucun sacrifice pour leur société. Pas de syndicats, pas d’assurances sociales, pas de grèves, c’est à peine si l’un des deux ne serrait pas la main à l’autre en concluant par «Que du bonheur!».» J’ose alors placer qu’il va donc bientôt y avoir des managers hindous aussi performants qu’eux mais ils se contentent de se regarder en riant un peu fort.

J’abandonne, je suis déprimé. Jamais je n’ai entendu parler des gens de manière aussi antisociale. Mon dessert me paraît être le dernier que je pourrai déguster de ma vie. Je pense aux enfants de l’assemblée qui devront tirer leur épingle du jeu dans quelques années. Voire assurer notre vieillesse qui sera prolongée jusqu’à cent ans grâce aux progrès de la médecine. C’est alors que le garçon propose une grappa. Sans celle-ci je pense que je frôlais le vertige. Il y avait longtemps que je n’avais plus eu de pensées aussi noires. Si tous les hommes qui nous dirigent ont une vision aussi égoïste de l’avenir de notre société, attendons-nous tous à nous retrouver aux poubelles sélectives. Reste à savoir où l’on jette les travailleurs de la cinquantaine, dans les déchets ménagers ou simplement au parc à conteneurs parmi les déchets toxiques.

Comme dans toute fête digne de ce nom, nous nous quittons sur une chaleureuse poignée de main en se promettant de recommencer à l’occasion une conversation aussi constructive. Je ne remercierai jamais assez le type qui a inventé un jour le somnifère, sinon je passais une nuit blanche peuplée de noires pensées. Oui, je sais, vous aimez rire le samedi matin et loin de moi l’idée de vous en priver. Vous n’avez qu’à rire jaune, ça vous changera un peu.

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