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[La semaine infernale, Juan d'Oultremont] Déjà l'overdose

The 2008-06-14 at 17:22 by Eddy. In La Semaine Infernale.

On s’en faisait une fête. L’anniversaire allait être l’occasion de commémorations festives. Les collectionneurs d’objets d’époque (dont je fais partie) allaient pouvoir exhiber leurs trésors. Une multitude de reportages et de “beaux livres” allaient témoigner de la formidable effervescence qui avait présidé à l’évènement. On allait réentendre la voix de Janine Lambotte, de Miche Brel, de Jacky Brichant, de Jos De Saeger… Et voilà que, trois semaines seulement après le lancement des commémorations, il faut bien se rendre à l’évidence : on a beau ne pas être bégueule, on en a déjà un peu marre. Et Dieu sait si je reste fan des chansons de Bob Azam et du mobilier de Modeste et Pompon. Dieu sait si comme Roland Barthes, je considère la Citroën DS comme la plus belle sculpture produite au XXe siècle et le pavillon Philips imaginé par le Corbusier comme un modèle du genre. Et pourtant le constat est sans appel : 58 c’était génial précisément parce que c’était en 58 ! Déjà que vous l’auriez programmée en 57, ce n’eut pas produit le même effet ! “L’Exposition Universelle de 57”, ça aurait fait précipiter, bâclé, peu crédible. Mais alors la faire renaître de ses cendres 50 ans plus tard, le soufflé avait beau être prometteur, il est retombé avant même d’être servi. C’est comme prendre son élan et shooter à côté du ballon, ça vous meurtrit autant l’âme que le mollet. Mais enfin qu’est-ce qui fait que la mayonnaise ne prend pas ? On se réjouissait tant. Est-ce cette forme d’insouciance naïve qui finit par nous peser sur l’estomac ? Il faut dire que depuis nous avons eu droit à “Meurtre à la tronçonneuse”, aux Khmers Rouges et à Serge Kubla. Est-ce cette foi inébranlable dans le progrès de la science qui semble avoir été un leurre ? Il faut dire que, depuis, on s’est tapé Bhopal, le Torre Canyon, Monsanto et la maladie de la vache folle. En 58, on nous promettait une voiture pour tous ! A présent, la meilleure façon de sauver la planète est de la laisser au garage. L’utopie était au tout plastique, au tout électrique. Chaque ménage allait pouvoir posséder son propre moulin à café, un objet qu’aujourd’hui un adolescent de 15 ans ne pourrait même plus décrire. A l’image du stylo à bille commercialisé cette année-là par le baron Bic, on entamait une ère où tout serait jetable. La Belgique semblait pouvoir éclairer le monde de ses autostrades. Elle était joyeuse et les Belges ne sortaient leur drapeau que pour saluer les exploits de Pino Cerami.

58, c’était génial précisément parce que c’était en 58 ! 50 ans après, le feu d’artifice à peine passé, l’anniversaire s’impose comme le rappel doux-amer de notre naïveté : on avait tout faux ! L’amiante c’était dangereux. Gilbert Bécaud c’était nul. Non seulement le monde n’était pas une plaine de jeu guidé par la croissance et l’angélisme, mais en plus le pire restait à venir : la création de la plage naturiste de Middelkerke, les bandes dessinées de Kid Paddle, la Mini Break Clubman, la NVA, les slogans de Julos Beaucarne sur les autoroutes, l’architecture de l’Atelier d’Art Urbain…

Il y a même des choses qui n’existaient pas encore en 58 et qui n’existent plus aujourd’hui : le concorde, le Polaroïd, les Flippo dans les chips, Kurt Cobain, les machines à écrire IBM à boules, le minidisque, l’autogestion façon LIP…

De ce point de vue, le mai 68 que l’on fête également cette année se présente comme le premier coup de semonce aux utopies de 58. En dix ans, on passa de façon abrupte de “sous les pavés l’atome” à “sous les pavés la plage”. La pilule contraceptive (précisément mise au point en 58) débrida notre libido. Le double blanc des Beatles et le “On the road again” des Canned Heat reléguèrent Rina Ketty et Tito Puente en service palliatif. Quand on pensait l’avenir en 68, bien sûr on n’imaginait pas que Brigitte Bardot puisse finir au Front National, mais enfin le “2001 l’odyssée de l’espace”, sorti cette année-là, reste plutôt prémonitoire.

La conclusion s’impose donc comme une évidence : les années devraient se vivre en temps réel. 58 en 58. 68 en 68. Et 2008, là, maintenant, tout de suite, sans nous retourner, en nous raccrochant à ces choses sur lesquelles le temps n’a pas de prise. Le caddy de supermarché qui en 58 était parfaitement identique. La kalachnikov qui n’a pas pris une ride. Et les sculptures d’Olivier Strebelle contre lesquelles on n’a pas malheureusement pas encore trouvé de vaccin.

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