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[La semaine infernale, Sergio Honorez] A tu et à toi

The 2008-05-01 at 08:00 by Eddy. In La Semaine Infernale.

Cher Jacques Mercier,

Vous recevez aujourd’hui votre ami Philippe Geluck. Tout le monde sait pertinemment que Philippe et vous, vous passez vos vacances d’été ensemble, vos séjours aux sports d’hiver en famille, vos congés de Toussaint en colocation à Blankenberge, les fêtes de Pâques de concert, Halloween dans la même citrouille, Hanoukha tendrement enlacés, et la Saint-Jean perchés l’un sur l’autre. Bref, que vous êtes à tu et à toi. Or, la règle implicite de la radio et de la télévision veut qu’on se vouvoie. Exceptionnellement, le tutoiement est permis. A l’heure où vous vous apprêtez, cher Jacques, à resurgir, tel un ludion, dans les écrans de télévision, j’ai cru bon de vous rappeler quelques règles élémentaires en ce qui concerne tutoiement et vouvoiement.

Si votre émission est une émission culturelle, Jacques, le vouvoiement est de rigueur. Jamais Bernard Pivot n’aurait tutoyé Hubert Beuve-Méry, André Comte-Sponville ou Simone de Beauvoir, fussent-ils voisins de palier, membres de la Fraternité du Boulet Sauce Lapin ou compagnons de beuverie. La culture, c’est le domaine privilégié du “vous”. Dans la même émission, vous aurez soin de ne pas indisposer les autres invités, plus “people” (Carlos ou Marthe Mercadier, par exemple), en les tutoyant familièrement. Vous créeriez une différence de castes entre les tutoyables et les non-tutoyables.

Même chose pour le journal télévisé : jamais vous n’entendrez le moindre “tu”. Quand on a des choses sérieuses à dire, on dit “vous”. Jamais vous n’entendrez François de Brigode apostropher Elio Di Rupo : “Alors, le Ruppe ? Toujours dans la merde ?” A mon grand regret, d’ailleurs.

Dans les émissions de divertissement à humour décalé, genre Ruquier, ou Ardisson, c’est différent : parce que le “vous” est devenu un accessoire essentiel de l’humour au second degré. Cet indéfinissable sens de la dérision, de gaudriole permanente ne serait pas ce qu’il est sans l’emploi répété du vouvoiement. En fait, le téléspectateur aura compris que ces joyeux farceurs sont les meilleurs amis du monde, et que si ils disent “vous”, c’est pour se moquer de toutes les autres émissions.

Pour les émissions grand public, genre Drucker, le mot d’ordre est : “Le show-biz, c’est une grande famille”. Tout le monde est censé connaître tout le monde : tous boivent leur verre dans les mêmes endroits à la mode, tous partagent le même coiffeur, tous ont couché dans le lit de la même femme. Du moins, c’est ce qu’il s’agit de faire croire.

Quand Michel Drucker donne du “tu” à Alain Delon, c’est l’orgasme du téléspectateur moyen : Alain ne peut mentir à un ami, on va donc enfin tout savoir sur - je dis Delon, mais ça peut aussi bien être Jacques Hustin ou Paul Louka. Ça prouve qu’on est sur la bonne chaîne : Michel connaît tout le monde. On a bien fait de le choisir, lui qui parle d’égal à égal avec les stars.

A la télévision belge, le “vous” est recommandé en toutes circonstances. C’est plus classe : comme le Belge vit dans l’angoisse perpétuelle de ne pas être assez chic, si on vouvoie tout le monde, on est sûr de ne pas faire de faute de goût. C’est un peu comme s’habiller en noir : on ne peut pas se tromper.

Donc, même si votre meilleur ami s’appelle Philippe Geluck, Malvira ou Michel Daerden, vous faites comme si vous ne le connaissiez pas. Ce qui, parfois, provoque un curieux dialogue :

- “Alors, mon cher Machin, vous… tu… toi viens… viendrez de sortir un disque ?”

L’interviewer et l’interviewé sont amis d’enfance, mais voilà, ils ne veulent pas le montrer. Et puis qui sait, en Belgique, vos amis d’aujourd’hui sont facilement vos ennemis de demain. Vouvoyer tout le monde permet donc de garder dans le flou qui est avec qui, qui est contre qui, et qui est pour qui.

Alors, Jacques, dans votre nouvelle émission, tutoierez-vous tout le monde, y ajouterez-vous un zeste de vouvoiement, ou au contraire, le tutoiement sera de rigueur, et le vouvoiement exceptionnel ?

Le problème est épineux, aussi épineux que la douloureuse question rappelée par JJJ la semaine dernière : faut-il dormir avec la barbe au-dessus ou en dessous de la couverture ?

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